Droit des affaires et procédure civile : une alliance utile pour les entreprises

Des huissiers dépêchés pour saisir des documents aux sièges de Veolia, Engie et Meridiam, des sommations interpellatives, une décision de référé du Tribunal de commerce de Nanterre suspendant la cession de la filiale Eau France de Suez à une fondation de droit néerlandais, la bataille judiciaire que se livre actuellement Suez et Veolia fait apparaître l’importance de la procédure civile dans l’univers feutré du monde des affaires. Afin de comprendre plus généralement le rôle que tient la procédure civile en droit des affaires, nous avons interrogé Charles Bourgeois et Ivan Itzkovitch, associés du cabinet d’avocats Bourgeois Itzkovitch AARPI.


Affiches Parisiennes : Quels sont les liens existants entre le droit des sociétés et la procédure civile et pourquoi les juridictions civiles semblent de plus en plus intervenir dans la vie des sociétés ?

Charles Bourgeois : La procédure civile permet d’assurer le respect de la règle de droit et constitue à ce titre l’un des moyens privilégiés de la réalisation du droit des sociétés. Si le Code de commerce prévoit un certain nombre de sanctions pénales en cas de violation des textes applicables, la protection des droits des actionnaires et/ou des sociétés peut être efficacement assurée par des procédures civiles rapides et parfois très efficaces.

Véritable juridiction d’appui à tous les stades de la vie des sociétés – constitution, fonctionnement, dissolution et liquidation – les juridictions civiles sont régulièrement sollicitées par les dirigeants d’entreprises et/ou par ses actionnaires afin de les assister dans l’application de la règle de droit.

Les procédures accélérées (“en référé”) permettant d’obtenir rapidement des décisions de justice et parfois de façon non contradictoire (par voie de « requête ») pourraient expliquer le recours de plus en plus fréquent aux juridictions civiles dans la vie des sociétés au lieu d’une justice pénale réputée plus lente et peut-être moins agile.

Dans le dossier Suez / Veolia, la récente décision du Tribunal de commerce de Nanterre interdisant à Suez de prendre toute décision susceptible de rendre irrévocable le transfert d’un actif de Suez à une fondation de droit néerlandais jusqu’à une prochaine assemblée générale montre à quel point l’utilisation de la procédure civile peut être une arme redoutable dans les opérations de M&A en France
A.-P. : Dans quelles hypothèses les juridictions civiles peuvent-elles être saisies dans la vie sociale d’une société française ?

C. B. : Si l’on prend comme exemple les sociétés à responsabilités limitées, l’intervention des juridictions civiles peut se faire afin de défendre l’intérêt des associés minoritaires d’une société et d’assurer efficacement le respect de leurs droits.

− En matière de droit à l’information sur les comptes de la société et la communication des documents sociaux, il est ainsi possible pour un associé d’obtenir ces documents en référé, soit sous astreinte, soit en désignant un mandataire (L.238-1 du code de commerce) ;

− En matière de contrôle sur la gestion de la société, il est possible pour un associé de demander en justice (i) la nomination d’un commissaire aux comptes (L.223-35 du code de commerce), (ii) la révocation judiciaire d’un gérant (L.223-25 du code de commerce), (iii) la convocation de l’assemblée générale et l’inscription de projet à l’ordre du jour (L.223-27 et R.223-20 du code de commerce), ou encore (iv) une expertise de gestion (L.223-37 du code de commerce).

− En cas de fautes de gestion, il est possible pour un associé (i) d’intenter une action sociale en responsabilité contre les gérants (L.223-22 du code de commerce), (ii) de contester une délibération d’assemblée générale par le biais de l’abus de majorité, (iii) de demander la désignation d’un mandataire ad hoc (L. 611-3 du code de commerce), voire même (iv) d’un administrateur judiciaire en cas de graves difficultés dans la gestion de l’entreprise.

C’est en utilisant la procédure civile qu’Amber Capital a ainsi récemment demandé en justice la convocation de l’assemblée générale de Lagardère. Les juridictions civiles peuvent donc être très utilement sollicitées dans la vie sociale d’une entreprise, qui est rarement un long fleuve tranquille…

Une grande majorité des cabinets d’affaires parisiens distingue, au sein même de leur structure, la pratique du “conseil” dédiée au droit des sociétés et une pratique spécifique tournée vers le “contentieux des affaires”. Pourquoi cette séparation ?

Ivan Itzkovitch : Il est vrai qu’il existe une certaine schizophrénie dans la plupart des grands cabinets parisiens qui dissocient le conseil du contentieux au sein de leurs équipes. Si cette distinction peut parfois se justifier dans certains aspects très techniques du droit des affaires, elle peut se révéler dommageable pour le client lorsque le conseil n’a pas une lecture contentieuse des actes qu’il produit.

Avec la fusion des conseils juridiques et des avocats dans les années 90 et la pénétration de la pratique anglo-saxonne dans le droit des affaires français, la rédaction des différents actes de cession, pactes d’associés ou encore garanties de passif semble s’être alourdie et parfois sans cohérence avec la jurisprudence et la pratique de nos juridictions.

Nous défendons au cabinet une approche globale des dossiers que nous traitons avec une lecture contentieuse des actes que nous rédigeons et l’utilisation de plus en plus fréquente de la procédure civile et des voies d’exécution dans le cadre de transactions dans lesquelles nous intervenons en tant que conseils.
A.-P. : Dans le cas de la bataille judiciaire que se livre actuellement Veolia et Suez, pouvez-vous nous expliquer le fondement juridique des “perquisitions” civiles menées dans les locaux de Veolia, Engie et Meridiam ?

I. I. : Suez aurait obtenu du Tribunal de commerce de Nanterre une ordonnance sur le visa de l’article 145 du Code de Procédure civile permettant de recourir à une mesure d’expertise et/ou des saisies de nature à constituer des éléments de preuve dans le cadre éventuel d’une procédure au fond.

C’est une mesure qui peut se révéler très efficace dans une phase de précontentieux. En pratique, l’ordonnance obtenue en référé, parfois de façon non contradictoire (sur “requête”), va désigner un ou plusieurs huissiers et experts afin de récupérer un certain nombre de documents et d’informations dans les locaux de la partie adverse avant la tenue d’un procès sur le fond. Les documents et informations récupérés sont généralement ensuite séquestrés chez l’huissier le temps d’un débat contradictoire. A cette occasion, vérification sera faite que les documents/informations saisis l’ont été conformément aux dispositions de l’ordonnance ayant accordé ladite mesure.
A.-P. : Pensez-vous que l’évolution de la procédure civile française va se rapprocher d’une justice “à l’américaine” laissant plus de prérogatives aux parties pour la recherche et l’établissement de la preuve avant le procès ?

C. B. : L’utilisation de l’article 145 du Code de Procédure civile dans le dossier Suez/Veolia peut en effet faire penser à la procédure américaine dite de “discovery” qui oblige les parties à s’échanger toutes les pièces en leur possession qu’elles leur soient favorables ou défavorables.

Toutefois, nous sommes encore loin du système inquisitoire à l’américaine car le droit français interdit en procédure civile les mesures générales d’instruction, ce qui exclut pour la juridiction saisie au visa de l’article 145 du Code de Procédure civile de conférer un pouvoir général d’enquête à l’huissier dont la mission doit être strictement limitée au dispositif de l’ordonnance le désignant.

Source : https://www.affiches-parisiennes.com/droit-des-affaires-et-procedure-civile-une-alliance-utile-pour-les-entreprises-11542.html